Age de Faire
Décroissance numérique
Nous aurions dû le faire plus tôt, mais la nomination, par Donald Trump, d’Elon Musk au poste de ministre de l’efficacité gouvernementale, nous aura servi de piqûre de rappel : en novembre, L’âge de faire a définitivement clôturé son compte sur le réseau X (ex-Twitter). On ne va pas en faire des caisses : ça ne fait pas de nous des héros. D’ailleurs, avec le recul, on est plutôt en train de se demander pourquoi on avait décidé d’y mettre les pieds… Car même avant que ce réseau ne soit géré par un milliardaire fou-dangereux, avions-nous réellement vocation à l’utiliser ? Pour quelles raisons avions nous décidé de créer un compte Twitter pour le journal ?
Peut-être, justement, que le sujet n’avait jamais été réellement débattu avant qu’une décision soit prise, comme nous savons pourtant le faire au sein de notre Scop au fonctionnement parfaitement bordémocratique (un système de notre invention, à la fois bordélique et démocratique). L’ambiance accompagnant l’apparition des réseaux sociaux était un peu la même que celle qui avait accompagné l’avènement du world wide web : il fallait « prendre le train en marche ». Et puis, c’était gratuit, horizontal, ça nous prendrait 5 minutes pour mettre les articles en ligne, ça ne pourrait qu’augmenter notre lectorat – certainement un bon moyen de toucher les jeunes ! –, sans compter que c’était plus écolo que le papier puisque tout était « dématérialisé ». Une fois les articles en ligne, autant les faire connaître au monde entier en les partageant sur les réseaux sociaux, puisque là encore, c’est gratos, et que nous avons tout à gagner à diffuser ainsi notre travail et nos idées.C’est un peu caricatural, car nous avons tout de même eu des discussions et certains désaccords autour de ces questions. Mais au final, avouons-le : sans y plonger la tête la première, nous avons eu tendance à « suivre le mouvement »… Horreur !
Aujourd’hui, nous en revenons. Les promesses d’une « grande démocratisation du monde » grâce au web ont fait long feu. La « dématérialisation » est devenue l’une des industries les plus polluantes. La gestion et la mise à jour d’un site se révèlent beaucoup plus chronophages et laborieuses que prévu. Les réseaux « sociaux » ne sont pas de simples espaces de partage, puisque des algorithmes se chargent d’invisibiliser certains contenus et d’en pousser d’autres, faisant de ces réseaux de redoutables outils de propagande (Trump n’a d’ailleurs pas fini de dire merci à son ami Musk). Par ailleurs, nous savons que l’avenir est à la sobriété, alors que le monde virtuel se présente comme illimité, pouvant stocker des données à l’infini dans le « cloud » – omettant de préciser que ce « nuage » est en réalité constitué de serveurs géants, toujours plus nombreux et consommant toujours plus de matière et d’énergie.
Bref. Au terme d’une multitude de réunions, nous avons acté, bordémocratiquement, que notre avenir ne se trouvait pas sur le net et que nous devions au contraire amorcer notre décroissance numérique. Désinvestir le virtuel pour nous recentrer sur le réel qui, en l’occurrence, prend l’apparence d’un journal papier. Jusqu’où nous mènera ce mouvement ? Nous le verrons. Pour l’heure, nous ne disparaissons pas du web. Une sélection d’articles sera proposée en ligne chaque mois, gratuitement – voire, si le cœur vous en dit, en échange d’un petit don. Par ailleurs, si vous souhaitez continuer à vouloir lire le journal sur un écran (ça finira bien par vous passer !), vous avez toujours la possibilité de vous abonner à sa version PDF. Mais si vous voulez être en avance sur votre temps, abonnez-vous dès maintenant à L’âge de faire… en version papier !
Nicolas Bérard
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Terre certains l’aiment crue
Matériau local à très faible impact écologique, la terre crue est mise en œuvre par des artisans aux savoir-faire multiples, hors des standards de l’industrie. Alternative au tout-béton, elle est aussi un moyen de se réapproprier la construction, à condition de ne pas la couler dans le moule capitaliste… Rencontres avec les “terreux” qui font vivre une filière frugale et solidaire.
Sommaire du numéro 201 – décembre 2024
1/EDITO Décroissance numérique
Educ pop, à Villeurbanne, les parents à l’initiative
3/ Nos offres pour noël
4/ Entretien “La confusion antisionisme – antisémitisme est obscène et dangereuse”
5-6-7/ Reportage En Sicile, des agrumes au goût de liberté
12-13/ Infographie Le cycle de la terre crue
14-15/ Actu Bagnole : assez de la loi du plus fort
Grrr-ondes Linky, la fraude et l’emploi
16-17/ Lorgnette La conversation, une pratique en voie de disparition ?
18/ Atelier Chanson du mois / Brico-vélo / Recette sans gluten / Histoires d’insectes
19/ Forum A Toulouse, une chapelle désacralisée pour construire l’autogestion
20/ FICHE PRATIQUE Tester une terre
21/ Le coin des minots
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Entre fiction et recherche, des livreurs tournent un film
Un vidéaste, un scientifique et un petit groupe de coursiers réalisent ensemble un film autour des risques professionnels, dans le cadre d’une recherche sur la santé de ces travailleurs.
« On va refaire la même scène, mais filmée sous un angle différent. Comme ça, au montage, on aura différents plans. » Derrière la caméra, Benjamin Piat guide les comédiens amateurs. Tous sont livreurs à vélo, et reçoivent une indemnité en chèques de services pour compenser ces heures où ils ne pédalent pas. Ils ont élaboré ensemble le scénario : c’est l’histoire d’un coursier victime d’un accident du travail qui refuse d’aller à l’hôpital et veut tout de suite retourner travailler. Une fiction qui colle à la réalité… Les accidents de la circulation, « c’est un sujet qui arrive tout de suite quand on discute avec des livreurs. Ils ont tous une dizaine d’histoires qui leur sont arrivées, à eux ou à leurs collègues », note Marwân-al-Qays Bousmah. Chercheur à l’Institut d’études démographique (Ined), il travaille depuis un an sur l’exposition aux risques professionnels et sur les problèmes de santé des livreurs. La réalisation de ce film d’une vingtaine de minutes est une étape dans sa recherche, qui comprend une approche participative. « On ne réfléchit pas seul devant son ordi. Le but est de renforcer le pouvoir d’agir des personnes directement concernées, de faire en sorte qu’elles s’emparent des résultats pour proposer des solutions. »
« Vivre en squat et turbiner 10 heures par jour »
Le vidéaste et le chercheur avaient pensé le film comme un support d’échanges entre livreurs, mais les participants tiennent à ce qu’il s’adresse au grand public : c’est important pour eux de faire connaître leur situation en dehors de leur milieu. Marwân-al-Qays Bousmah explique qu’il a travaillé, dès le début de l’enquête, avec la Maison des coursiers et d’autres associations présentes au 70 Barbès.
De longs entretiens avec des livreurs ont permis de collecter les premières données, et d’élaborer un questionnaire. Celui-ci est retravaillé avec les coursiers impliqués dans le processus, ce qui permet de mieux aborder les questions sensibles. Parmi elles, les locations de comptes sur les plateformes, les troubles psychologiques induits par le stress de l’activité et les conditions de vie, ou encore les problèmes urogénitaux dus aux difficultés à aller aux toilettes, et aux longues heures passées sur le vélo. « La pratique des livreurs s’apparente à celle des cyclistes professionnels, mais dans des conditions dégradées, avec du matériel pas forcément adapté, remarque le chercheur. Les problèmes d’érection, qui rappellent le syndrome du chauffeur de taxi, sont un sujet difficile à évoquer. »
La santé est envisagée dans une approche globale qui inclut les conséquences du mal logement, de la précarité et de la pression policière. « Vivre en squat et en foyer, qu’est-ce que ça fait quand on a un boulot où on doit turbiner 10 ou 12 heures par jour ? » L’enquête devrait apporter de nouvelles données. Car s’il y a de plus en plus d’études qualitatives sur la question, on manque encore de chiffres, en France comme dans le reste du monde. « Or, les plateformes réfutent fréquemment les remontées de terrain des associations sous le prétexte “qu’il n’y a pas de chiffre” pour attester cela », souligne Marwân-al-Qays Bousmah.
LG
L’histoire de Souleymane
L’histoire de Souleymane, Boris Lojkine, Pyramide Distribution, sorti en salle le 9 octobre
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À Paris, une maison pour les forçats de la livraison
Chauffer sa gamelle, charger son téléphone, aller aux toilettes… Et aussi être accompagné face aux plateformes de livraison qui les exploitent. Boulevard Barbès, au nord de Paris, la Maison des coursiers offre un havre aux livreurs.
Le froid qui gèle les mains. Abdallah (1) dit que c’est la chose la plus dure à supporter dans son travail. Pour se réchauffer, il a ses stratégies : « Chez Franprix, ils acceptent que tu restes un peu, si tu achètes un jus ou quelque chose à grignoter. Mais quand un collègue me rejoint, ils nous interdisent de nous regrouper. » À la Maison des coursiers de Paris, boulevard Barbès, les rassemblements de livreurs à vélo sont au contraire vivement encouragés. C’est d’ailleurs en participant à une manif pour leurs droits et conditions de travail, qu’Abdallah et beaucoup d’autres ont entendu parler du lieu. « Cette maison, c’est un soulagement pour nous », lâche le jeune homme. Sans rien payer ni avoir de comptes à rendre à qui que ce soit, il peut aller se poser sur les fauteuils orange, boire un café, chauffer sa gamelle, charger son téléphone… et aller aux toilettes.
Ça n’a l’air de rien, mais les WC sont un souci quotidien pour les coursiers, qui ont rarement accès aux sanitaires des commerces pour lesquels ils font des livraisons. « Heureusement qu’il y a les toilettes publiques, remarque Abdallah. Tu peux aussi aller dans les tabacs, si tu prends un café. Et puis, il faut créer un lien avec l’endroit où tu prends tes repas. » Mais ça ne suffit pas toujours. Chercheur en sciences sociales de la santé (lire page suivante), Marwân-al-Qays Bousmah a rencontré le cas d’un livreur diabétique « qui a demandé poliment au client qu’il livrait s’il pouvait aller aux toilettes. Le client a dit non, et l’a signalé à la plateforme ».
Le tympan brisé par la police
Pour Aboubacar, c’est gravir les étages sans ascenseur, chargé de packs d’eau et d’autres lourdes marchandises, qui est le plus difficile. Les plateformes type Uber Eats livrent non seulement pour les restaurants, mais aussi pour les supermarchés, supérettes et épiceries. « La plupart des clients sont très reconnaissants, surtout les personnages âgées », constate le livreur.
Nourredine, lui, craint avant tout la police. Emmené au poste lors d’un contrôle d’identité alors qu’il attendait une commande, il a reçu une violente baffe. Un scanner a montré que son tympan avait été perforé. Nourredine n’entend plus d’une oreille, prend un médicament analgésique (du Tramadol) pour dormir la nuit et résister à la douleur le jour, mais a repris les livraisons. Quand vous n’avez ni statut salarié ni protection sociale, vous n’avez pas le choix.
« La part des sans papiers chez les livreurs a beaucoup augmenté depuis le Covid », observe Marwân-al-Qays Bousmah. C’est le cas de près de 70 % des personnes qui fréquentent la Maison des coursiers de Paris. « Nous recevons majoritairement des Africains de l’Ouest, qui viennent par le bouche à oreille, précise Solène Delorme, l’une des deux salariées de l’association. Mais ça change peu à peu : nous voyons à présent des Pakistanais et des Afghans, qui pour la plupart ont des papiers. Ce sont tous des hommes, de 25 à 40 ans. Ceux qui ont des papiers, ou les plus âgés, font de la livraison en complément de leur travail principal. »
« Des travailleurs faussement indépendants »
La Maison des coursiers a ouvert en 2021, à l’initiative de CoopCycle et de la ville de Paris. CoopCycle est une fédération de coopératives de livreurs, qui ont décidé de s’associer pour auto-gérer leur travail et sortir de l’exploitation des grosses plateformes. Elle a développé un outil de travail commun : un logiciel pour gérer toutes sortes de livraisons, à petite ou grande échelle (lire L’âdf n°186, été 2023). Mais les membres de la fédération « se sont rendu compte qu’ils ne touchaient que des livreurs blancs, avec des papiers, assez privilégiés », rapporte Solène. Privilégiés… en tout cas si on les compare aux bataillons de précaires qui roulent pour Uber Eats, Deliveroo et autres Stuart. Barbara Gomes, élue communiste à la mairie du 18e arrondissement de Paris, a soutenu une thèse en droit du travail sur les plateformes numériques. Avec « l’ubérisation », « certaines organisations productives ont consciemment décidé de contourner le droit du travail en ayant recours à des travailleurs faussement indépendants, organisés autour de plateformes numériques, permettant elles-mêmes d’exercer un pouvoir de contrôle, de direction et de sanction, donc d’exercer un pouvoir patronal, de façon automatisée » (2), résume l’enseignante-chercheuse. La conseillère municipale a été moteur dans l’engagement de la ville, qui finance 70 % du budget de la Maison des coursiers, comprenant notamment deux contrats de travail à 28 heures par semaine. Environ 900 livreurs fréquentent l’association. Ils seraient, en tout, 10 000 sur Paris.
Ouverte du mercredi au samedi de 13 à 18 heures, l’association tient ses permanences au 70 Barbès, un « tiers-lieu solidaire » qui accueille de l’hébergement d’urgence, des repas distribués par l’Armée du salut, des ateliers cuisine et couture, de la médiation en santé, de l’accompagnement à la parentalité…
En plus d’un espace de pause et de rencontre, les coursiers y trouvent une aide administrative pour leur accès aux soins et au logement, le paiement de leurs cotisations Urssaf ou de leurs amendes, leurs demandes de titre de séjour… Et en cas de problème avec leur plateforme, ils sont orientés vers un syndicat. « On pousse pour qu’ils obtiennent un CDI, dans la livraison ou dans un autre secteur, indique Solène. Les livraisons à vélo sont quelque chose de transitoire dans leur pensée, mais certains y restent, ça leur colle dessus toute la vie. » Marwân-al-Qays Bousmah confirme : « C’est une trappe dans laquelle ils tombent, et peuvent rester 7 ou 8 ans. » Après s’être frottés à un chef raciste dans le BTP ou à d’autres abus, beaucoup pensent trouver plus de liberté et « se protéger du patron » en bossant comme « entrepreneurs » affiliés aux plateformes de livraison. Pourtant, leurs journées passent à attendre que « ça sonne », et à suivre les instructions de l’application.
« Le patron, c’est la plateforme »
Avec Uber Eats ou Deliveroo, « le patron, c’est la plateforme », résument les coursiers. Un patron invisible, qui sanctionne sans préavis, et avec lequel on ne peut pas négocier. « Tu prends des risques, et il n’y a pas de respect, proteste Noufou. La plateforme prend en compte l’avis des clients, mais pas celui des livreurs. »
Les conséquences mentales du management numérique ont été peu étudiées. « On leur indique les points chauds, puis c’est l’algorithme qui décide qui a les commandes, explique Marwân-al-Qays Bousmah. Sur les lieux d’attente, les nouveaux ne sont pas toujours vus d’un bon œil. Les coursiers sont mis en concurrence les uns avec les autres, ce qui bouleverse leurs systèmes d’entraide. Malgré tout, il peut y avoir des stratégies collectives : s’ils sont plusieurs à refuser une commande, son prix peut augmenter. »
Personne ne connaît vraiment les critères de choix de l’application numérique, ce qui nourrit des fantasmes et génère des stratégies épuisantes. « Certains pensent qu’il faut faire des tours de blocs autour du point chaud, ne pas rester immobile, pour que ça sonne, poursuit Marwân-al-Qays Bousmah. Ils sont en situation de stress. Certains personnifient l’algorithme. » Ces observations sont tirées des enquêtes de Fabien Lemozy et Stéphane Le Lay, chercheurs en psychodynamique du travail, qui appliquent la notion « d’exigence émotionnelle » à l’activité des livreurs. « Ils ont besoin d’avoir de bonnes notes de la clientèle, même s’ils vivent une journée difficile, qu’ils font face à des violences et à des discriminations. En dessous de 80 % de satisfaction, Uber Eats les déconnecte du jour au lendemain », ajoute Marwân-al-Qays.
« Ils sont purement positifs ! »
Régulièrement, des livreurs ont leur compte coupé, à cause du signalement d’un client ou d’un problème administratif. Aboubacar, Nourredine et Abdallah ont été suspendus car ils avaient utilisé une carte d’identité italienne, non valable à l’étranger, pour créer leur statut d’auto-entrepreneur. Ce statut, nécessaire pour s’inscrire sur les plateformes, n’est pas non plus accessible aux personnes qui détiennent un titre de séjour « salarié-travailleur temporaire ».
Beaucoup sont donc contraints de louer des comptes à des personnes qui remplissent les cases administratives. Ces locations officieuses mettent une pression supplémentaire sur les livreurs. Leur loueur reçoit les paiements de la plateforme, et peut les congédier ou renégocier le tarif à tout moment. Certains loueurs en profitent, d’autres sont honnêtes. Mais même dans ce cas, le flicage des plateformes, qui réclament régulièrement des selfies du livreur pour traquer les « comptes frauduleux », renforce la dose de stress. Un client peut aussi faire un signalement, si la personne qui livre ne correspond pas à la photo du compte. Sans compter les contrôles de police sur les lieux d’attente, et les embrouilles autour de vélos volés…
Ancien coursier, Kamal a vu les conditions de travail se durcir. « Quand j’ai commencé en 2016, on n’était pas encore trop et on gagnait bien. À l’époque, on m’a prêté un compte pour 50 euros par semaine. Aujourd’hui, ça va jusqu’à 150 euros. » Avec l’aide de la Maison des coursiers, Kamal a décroché un CDI « avec fiche de paie », et un titre de séjour. Mais il garde le lien avec l’association, et avec les coursiers plus jeunes. « Ils veulent juste gagner leur vie, ils apportent une valeur ajoutée dans l’économie, ils sont purement positifs, plaide-t-il. Il faut que l’État et les plateformes lâchent du lest pour leur venir en aide. » La livraison à vélo a le vent en poupe chez les gens qui travaillent sur l’aménagement urbain, observe Solène. « On est pas mal approchés par les pôles écologiques. Il y a des réflexions pour chercher à mieux accueillir les coursiers dans nos paysages. Mais pour l’instant, c’est pas encore ça ! »
Lisa Giachino
1- Tous les prénoms des livreurs ont été modifiés.
2- Entretien avec Barbara Gomes : 15 ans d’ubérisation, histoire et définitions, Alban Chrétien, mars 2024, lavantgarde.frw
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On danse ?
Lancés sur la piste de ce numéro 200 : dansons ! Parmi toutes les brillantes facettes dont se pare la danse, nous avons suivi celle de la danse qui relie. Les corps, certes, mais aussi les mondes, les temporalités, les âmes, les luttes…
« Si tu sais marcher, tu sais danser ». Cette phrase, que quelques profs de danse annoncent parfois, peut rassurer les plus réticent·es d’entre nous. Pour danser, il n’y a pas toujours à savoir faire et pas forcément besoin de cours. Yves Guilcher, qui a étudié les danses traditionnelles et leur revivalisme actuel, affirme qu’il fut un temps où la transmission des danses en bal se faisait sans apprentissage. Qu’elle tourne en ronde, en chaîne, ou en couple ouvert (1) : « personne ne s’est préoccupé de transmettre la danse à la génération suivante (pas plus que la langue, et moins qu’elle encore peut-être). Les adultes se sont contentés de danser entre eux, et pour eux. Et la danse s’est transmise tant que les enfants ont eu envie de danser comme leurs parents. En intégrant la danse de leurs aînés, ils intégraient le monde des adultes, et au-delà, la société telle que la génération précédente les vivait. […] Du jour où les jeunes ont eu envie d’autre chose que la danse des vieux, ils ont cessé d’apprendre d’autant plus facilement que personne ne les y avait jamais contraints. » (2) L’ethnologue l’affirme donc : « La danse implique la société en même temps qu’elle l’éclaire. » De la ronde chantée au duo en couple fermé, en vogue aujourd’hui (lire p.11), alors que nos rythmes n’ont plus rien à voir avec ceux des sociétés paysannes traditionnelles, souvent maintenant l’on prend des cours, avec diverses méthodes (lire p. 9). Puis selon son degré d’aisance dans le mouvement, comme en cuisine on s’émancipe des recettes, on sort la danse des carcans, on explore le mouvement, avec généralement pour objectif de prendre plaisir et de s’amuser. La beauté du geste dans tout ça ? On y pense, sans doute. En tirant le fil de la danse qui relie, ce n’est pourtant pas forcément ce qui guidera nos pas.
Du geste de travail à la danse
Par le geste dansé, des danseurs, danseuses et chorégraphes parviennent à « toucher les âmes » et à redonner confiance, y compris à des personnes qui ne s’imaginaient plus pouvoir esquisser le moindre mouvement avec plaisir, notamment du fait de douleurs, de pathologies, d’exclusion. Le jeu prend alors une place prépondérante, en plus du regard artistique ou esthétique (lire p. 10). D’autres tentent de danser tout le temps, même en travaillant a priori dans un tout autre domaine que celui de la scène (lire p. 9).
Il semble que certaines parviennent même à faire danser les lieux. En suivant notre fil, on a croisé les travaux de la chorégraphe Julie Desprairies, issue du théâtre et des arts plastiques. Avec sa compagnie, elle s’imprègne d’un lieu et y fait tout danser, à commencer par les gens qui y habitent, y étudient, y travaillent. Pour exemple, des forestiers des Ardennes, qui « a priori avaient plutôt choisi ce métier pour être tranquilles dans la forêt », raconte-t-elle. Dans cette région, comme dans d’autres lieux explorés, elle a monté un spectacle : une itinérance forestière intitulée La Chevêche. Dans un film de Vladimir Léon qui en retrace la mise en oeuvre (3), apparaît nettement le décalage initial entre cette curieuse chorégraphe et les habitants du lieu, dubitatifs. Ces forestiers, éleveurs·euses, naturalistes, marionnettistes, écoliers et collégiennes, chasseurs… se sont pourtant prêté au jeu. Au terme d’un an de rencontres, d’ateliers, ils ont fini acteurs et actrices d’une déambulation dansée, où ils ont présenté leurs mouvements du quotidien. « Cela fait basculer le geste au travail, qui avait une utilité, une fonction, dans une danse abstraite. Et ça apporte à la danse un caractère ancré dans le réel. C’est une expérience marquante. Ça ouvre des portes sur nos capacités insoupçonnées. L’un des forestiers m’a confié que cela avait bouleversé des choses pour lui. »
Présence et attention
La danse nous aide alors à faire valser le quotidien, ou tout simplement à valser avec lui. Pourquoi ne pas nous laisser imprégner par les éléments ou par notre environnement, aussi imprévisible soit-il, pour guider nos mouvements ? Se laisser couler comme de la lave ou fondre comme de la glace, expérimenter le poids contre-poids à la façon de la tectonique des plaques, se laisser bercer par l’onde sonore du vent dans les arbres ou encore la stabilité d’une table… S’inspirer de climatologie, de géologie, de sociologie, et de nos relations, toutes nos relations y compris celles que nous avons avec la roche, la glace, les éléments, le végétal… Au sein de la Compagnie Strates, Aline Fayard et Sandra Wieser explorent quelques pistes en ce sens : « Expliciter les questions de fonte, de fragilité, d’instabilité des milieux de montagne. Tout cela fait travailler au corps d’autres rythmes, d’autres types de mouvements. » Parmi les buts recherchés : « Transformer nos attentions, idéalement de manière durable. » Elles ont parfois invité le public à des « marches chorégraphiques ». Vous suivez un topo – le « topo-brouille » -, qui vous indique divers protocoles selon les espaces, pour « se mettre dans un état de présence et d’attention à ce qui nous entoure ».
Finalement, d’un trémoussage solo en discothèque à une valse à cinq temps sur parquet, en passant par une chorégraphie collective pour affirmer ses revendications, c’est peut-être avant tout cela, la danse : une connexion, avec soi, les autres, l’environnement, une lutte commune… Alors, dansons maintenant !*
Lucie Aubin
* C’est même l’invitation qu’on vous fait pour soutenir le journal.
1- Rien à voir avec le polyamour ! Dans une danse de couple ouvert, le couple n’est pas « fermé sur lui-même », par opposition au couple formé dans une valse par exemple.
2- La danse traditionnelle en France, d’une ancienne civilisation paysanne à un loisir revivaliste, Yves Guilcher, éd. ADP-FANDT, 1998.
3- Jour après jour, La Chevêche, de Vladimir Léon, SaNoSi prod., 2023, 52’.
Sur le travail mené par Julie Despariries dans une ferme du Vercors et dont est tirée la photo ci-dessus, voir aussi du même réalisateur : Tes jambes nues, SaNoSi prod., 2022.
Légende photo : Avec des habitant·es et des danseurs·euses, Julie Desprairies fait danser les lieux qu’elle rencontre, ici une ferme du Vercors, où sont développées des techniques d’auto-suffisance énergétique et alimentaire (3) © Julie Desprairies, Tes jambes Nues, film de Vladimir Léon.
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